La violence et la paix

La violence et la paix
La violence et la paix

Afin de développer les sujets de la violence et de la paix, commençons par les définir simplement.

Je propose de comprendre la violence comme un phénomène souffrant qui indique un conflit entre au moins deux dynamiques antagonistes.

Ce phénomène peut se rapporter à n’importe quelle entité considérée : un individu, une famille, une communauté, une ethnie, l’humanité et plus vaste encore s’il le faut.

La paix, à l’inverse, est une situation de plénitude dénuée de conflit.

Ces définitions font écho à l’article que j’ai précédemment publié sur les sujets de la plénitude et de la souffrance, états de l’être qui tendent à amener ce dernier à rechercher ou non le changement.

Dans ma définition présente de la violence, la notion de statu quo ou de guerre ouverte n’importe pas, car il est tout à fait possible qu’un statu quo constitue en soi une violence. C’est notamment le cas des peuples en souffrance que l’on contraint à ne pas réagir.

La violence émerge lorsqu’il n’est pas possible de trouver un équilibre satisfaisant toutes les parties. Ces cas sont très fréquents et ils peuvent être considérés à toutes les échelles.

Ce qui peut appliquer de la violence sur un individu ou un groupe peut être de deux ordres :

  • il peut s’agit d’un conflit intérieur à l’individu ou au groupe

  • il peut s’agir d’une force extérieure qui entre en conflit avec les besoins de l’individu ou du groupe

Typiquement, le premier cas prend racine entre notre identité et notre expression. Pour rappel, ces deux dimensions font parties des trois caractéristiques de tout objet (avec la puissance).

Lorsque notre identité profonde ne coïncide pas avec ce que nous exprimons de nous-mêmes, il y a un conflit entre ce que nous avons naturellement besoin d’exprimer (être et faire) et ce que nous exprimons réellement.

Cela provient d’un rejet de certaines de nos dimensions. Ce rejet peut prendre la forme de peurs mais pas uniquement, il peut aussi s’agir d’un rejet conscient qui n’émerge pas d’une crainte quelconque mais d’une résolution. Je peux, par exemple, refuser catégoriquement d’exprimer certaines dimensions de ma nature car je les réprouve. En l’occurrence, je n’en ai pas peur, simplement, je n’en veux pas.

Ce type de conflit intérieur est délicat, car la façon dont nous allons l’aborder va directement dépendre de ce que nous considérons (consciemment ou non) être nous-mêmes.

En cela, le conflit, bien qu’il soit toujours source de souffrances, n’est pas nécessairement source de malheur. Il se peut, par exemple, que je me batte contre une addiction qui m’empêche d’exprimer au mieux ma personnalité et alors, la trajectoire conflictuelle que j’adopte a pour but de me permettre d’atteindre un état de moindre souffrance. Autrement dit, dans ma balance transactionnelle, ce conflit en moi-même de lutte contre mon addiction vaut la peine d’être mené, car j’ai bon espoir qu’il va me permettre d’être plus heureux et donc, en fin de compte, de réduire l’intensité de mes conflits intérieurs.

Il y a là deux leçons importantes :

  • ce que nous identifions comme une violence à un certain niveau peut permettre d’atteindre un état de moindre violence à un autre niveau

  • si la souffrance provient toujours d’un phénomène de violence, cette dernière peut aussi parfois permettre d’atteindre une plus grande paix

La première leçon peut facilement être observée dans le second cas que je n’ai pas encore présenté : celui de la violence exogène. L’exemple typique de ce type de violence est celle qu’un système étatique exerce sur son peuple. En fonction de la façon dont nous considérons la question, il est possible d’identifier une certaine violence appliquée sur le peuple par la contrainte (lois et forces de l’ordre) comme propice à une plus grande paix collective. Un meurtrier, par exemple, souffrira d’être jeté en prison mais son emprisonnement, qui constitue une forme de violence, pourra participer au bonheur de la population qui a souffert de ses méfaits. Ici, la violence s’applique de façon individuelle pour garantir une moindre violence au niveau collectif.

On pourrait appeler ce type de violence, une violence constructive, c’est-à-dire une action qui génère une souffrance dans l’optique de réaliser un état global de moindre souffrance, c’est-à-dire de plus de paix. Bien sûr, la pertinence d’une telle démarche ne peut se comprendre qu’à certaines échelles de considération.

C’est ce qu’enseigne la seconde leçon, à savoir que la violence n’est pas nécessairement synonyme d’amplification des souffrances, il peut s’agir d’un processus de résolution.

En fonction des situations, cette forme de violence constructive peut être importante ou très faible. Dans le cas d’un conflit entre deux personnes par exemple, un éclaircissement des besoins de l’une et de l’autre peut déboucher sur une résolution heureuse alors même que les efforts consentis sont négligeables. En cela, on peut dire que le degré de violence nécessaire à la paix a été très faible (tout au plus un effort de communication).

C’est d’ailleurs une approche que devrait censément adopter toute personne désireuse de maximiser la paix en elle et autour d’elle, à savoir rechercher le chemin de moindre violence dans l’accomplissement de la paix. Ce qui est tout à fait différent du fait de rechercher le statu quo, qui peut constituer en lui-même une situation de violence.

On peut considérer à partir de ce que j’explique ici et dans certains autres de mes articles qu’une situation de violence qui ne nécessite aucune violence surnuméraire pour se résoudre va en fait se résoudre d’elle-même, un peu comme un corps qui referme spontanément ses plaies quand rien n’y fait obstacle.

Cependant, il existe des situations où la façon dont certains recherchent la paix ne coïncide pas avec celle des autres.

Pour faire écho à mon article sur la plénitude, nous pouvons partir du principe que chaque entité recherche, à sa façon, la paix. Toutefois, il arrive souvent que la paix des uns soit la violence des autres. Sur ce point, je réfute l’idée selon laquelle la paix intérieure garantit la paix extérieure. Ce n’est pas vrai, et son contraire l’est tout autant.

Prenons le cas de deux prédateurs qui convoitent la même proie. Cette proie est petite, et seule sa consommation complète peut permettre à l’un des deux prédateurs de survivre.

Dans un tel cas de figure, au demeurant très courant, la seule alternative au conflit serait le suicide, qui est lui aussi une forme de violence. Ce dernier correspondant à une extrémité que la plupart des êtres n’acceptent pas, il est évident qu’un conflit va éclater entre les deux prédateurs pour consommer la proie qu’ils convoitent.

Ici, la recherche de paix intérieure (ne pas mourir de faim) engendre un conflit extérieur (la compétition pour la nourriture). Il s’agit ici d’un exemple simpliste mais le principe qu’il illustre se retrouve potentiellement à tous les niveaux de la réalité et entre tous les êtres. La nature est ainsi faite, elle possède des formes irréductibles de violence et de souffrance.

En d’autres termes, on peut très bien faire la guerre en étant en paix avec soi-même. Cela n’est pas exclu. Ce qui va en revanche donner tout son sens à l’Histoire, c’est justement que ce qui sera éprouvé comme une forme de plénitude par les uns et les autres pourra donner lieu à des contradictions. Parfois, des compromis seront possibles, d’autres fois, ils seront impossibles.

Je donnerai au fur et à mesure de mes articles de nombreux exemples de ce genre de situations et si je ne rappellerai sans doute pas à chaque fois leurs phénomènes sous-jacents, il sera de bon aloi de garder en mémoire cette idée : nos trajectoires respectives de recherche de paix peuvent parfois se télescoper et donner lieu à des conflits.

Ainsi, par exemple, un système étatique qui protège son peuple peut très bien se mettre à l’asservir si les personnes qui le composent estiment qu’il est préférable pour leur propre recherche de paix de réduire en esclavage leurs administrés.

Ici, à l’échelle du peuple, la violence n’est alors plus constructive, elle est destructive et à l’échelle du pays, compris comme une entité cohérent, la balance positive de paix peut alors s’inverser, traduisant une violence interne et présageant de phénomènes futurs de résolution (guerre civile, révolution) et de déviation de résolution (abrutissement de masse, drogues, surconsommation, guerres extérieures, etc.).

Aussi, plus nous sommes identifiés à des idées très spécifiques, et notamment à nos égos (c’est-à-dire à ce que nous identifions comme notre propre individualité), plus nous nous focalisons sur la recherche de paix qui y correspond et qui est en réalité extrêmement réduite vis-à-vis de l’ensemble de la création.

Cela signifie que les femmes et les hommes égoïstes engendrent proportionnellement plus de violence que ceux qui tiennent compte en sus des besoins réels de leur famille, leur communauté, l’humanité et le reste de la nature et du cosmos, c’est-à-dire les hommes portant en eux-mêmes l’essence de la bienveillance à plus ou moins large échelle, qui peut notamment traduire des projets collectifs qui ne sont pas uniquement inspirés par un désir strictement égotique.

En cela, nous sommes prêts à compromettre certaines de nos aspirations individuelles pour œuvrer à des aspirations plus vastes, qui nous apparaissent finalement plus importantes sans pour autant être étrangères à nous-mêmes.

Rappelons-nous cependant que toute violence ne débouche pas nécessairement sur une souffrance plus grande, c’est même parfois l’inverse, et que nous ne sommes pas toujours conscients de nos besoins réels.

Ainsi, il peut arriver que des personnes qui se concentrent surtout sur leurs propres besoins (profils autonomes) travaillent à des réalisations génératrices d’une violence constructive. C’est le cas par exemple de certains artistes qui, à travers une œuvre très personnelle, peuvent conduire des personnes à évoluer vers un état plus paisible. Il est possible que l’expérience soit de prime abord inconfortable (rupture d’un statu quo) mais que cette tension ne soit que passagère et aboutisse à une résolution de conflit plus grande. C’est notamment ce qui se produit souvent lorsque nous éclairons une dimension inconnue de notre inconscient. Le phénomène peut parfois être vécu comme désagréable mais peut aboutir au final à un état d’être plus serein. Lire de la philosophie peut déclencher ce genre de choses, surtout lorsque nous y perdons certaines de nos illusions.

Ces deux exemples montrent d’ailleurs mieux qu’un long discours à quel point nous partageons tous au sein de notre humanité des dimensions communes. Le fait qu’il soit possible de trouver des personnes intéressées par n’importe quel type d’art en est une expression éloquente.

Doit-on comprendre dans mon propos qu’une approche universelle garantit plus de paix qu’une approche locale ? Non, ce n’est pas le cas. En fait, l’approche universelle commet l’erreur inverse de l’individualisme, à savoir focaliser son attention sur ce qui rassemble en oubliant ce qui différencie. Cependant, ce qui différencie les êtres est parfois relativement conséquent et le nier revient à nier la nature et ses lois. Considérer l’humanité exclusivement dans son ensemble, c’est forcément réduire ses considérations à des dimensions relativement faibles des êtres humains car nous y négligerions ainsi toutes les diversités humaines (ethniques, communautaires, caractérielles, familiales, etc.). Il s’agit en soi d’une forme de violence destructive car les besoins des uns et des autres sont si intimement liés à l’individualité, la famille, la communauté, l’ethnie et d’autres choses encore que de proposer un dogme qui ne se concentre que sur ce qui nous rassemble conduit nécessairement à la négation de notre nature.

Les dogmes qui commettent cette erreur sont tous issus de religions et philosophies relativement récentes dans l’histoire humaine (moins de 3000 ans d’existence). J’y reviendrai dans d’autres articles.

Une des leçons à retenir de ceci est que seule la considération holistique de l’être permet d’approcher des choix tendant à répondre à tous les besoins existants, ce qui, encore une fois, ne garantit pas la paix universelle, seulement une résolution plus facile des conflits et donc globalement plus de paix. Car, en fait, la paix absolue, la fin des souffrances, ne peut être atteinte que par la fin de l’existence, la fin de toute manifestation sensible. Un sujet sur lequel j’aurai aussi l’occasion de revenir.

Enfin, il me semble pertinent d’ajouter pour finir que les êtres fonctionnent naturellement par enchaînements d’équilibres et de déséquilibres. Une situation de souffrance conduisant à une action ne s’achèvera pas nécessairement par une disparition complète de la souffrance. Cela se produira par étapes. Ce besoin s’explique parce que la résolution des conflits est en soi une forme de violence, comme je le disais précédemment, et qu’il est impossible pour un être vivant de supporter cette souffrance en permanence.

Déconstruire sa psyché pour réajuster son interprétation du monde est intéressant mais il est impossible de procéder ainsi en continu sans devenir complètement fou. Nous avons besoin de moments d’évolution et de moments de stagnation, cela nous permet d’intégrer les nouvelles informations et de profiter d’un nouvel espace d’équilibre trouvé. Celui-ci sera sûrement temporaire mais indispensable à notre santé. C’est d’ailleurs à travers ce phénomène qu’apparaît le besoin de croyance, j’y reviendrai dans un article dédié.

Le même besoin de temporisation existe pour un corps vivant. Si celui-ci est malade et qu’il est nécessaire de le soigner, il ne sera pas de bon aloi de procéder aux soins de façon exhaustive sans donner aucun répit au corps. Le stress, les inflammations, les pertes de sang ou de lymphe, les emballements respiratoires et cardiaques, etc., fatiguent l’organisme et chercher à remettre ce dernier « à neuf » sans respecter ses besoins de récupération est un moyen sûr de le tuer.

Et à ce propos, si nous partageons évidemment des points communs, nous ne sommes pas tous égaux. Il peut donc arriver qu’un changement radical soit supportable pour une personne et pas pour une autre. Cela fait partie de notre propre recherche de paix et les comparaisons dans ce domaine n’ont de sens que vis-à-vis de nos dimensions communes : ce qui nous est spécifique peut donner lieu à des expériences très différentes entre les personnes, familles, peuples et ainsi de suite.